vendredi 9 mars 2012

Les inspirations érotiques de François-Rupert Carabin

François-Rupert Carabin est, sans doute, un des artistes les plus singuliers d'une période qui n'en manquait pourtant pas. Son sujet principal et un tantinet obsessionnel est la Femme. Non seulement, il va sculpter, modeler, dessiner, photographier des centaines de corps féminins, mais il va les intégrer à des meubles. En allant un peu trop loin, on pourrait dire qu'il fût un peu un précurseur de Dali lorsque celui-ci transformait la Venus de Milo en meuble à tiroirs.


Salvador Dali. Venus de Milo à Tiroirs, 1936.


François-Rupert Carabin est né à Saverne, en Alsace en 1862. On sait assez peu de chose de sa formation. En 1884, il est un des membres fondateurs de la Société des Artistes Indépendants. C'est en 1890 qu'il acquiert la célébrité avec un article que Gustave Geffroy consacre à une des ses œuvres dans la Revue des Arts Décoratifs.
Il faut signaler que Gustave Geffroy (1855-1926) n'est pas n'importe qui. Journaliste, critique, historien, c'est un ami de Monet et de Clémenceau. Il sera un des dix membres fondateurs de l'Académie Goncourt en 1900.
Cet article est consacré à une bibliothèque que Carabin a conçu en 1889 pour un Henri Montandon, un riche ingénieur et industriel, qui lui a laissé tout le champ libre.


Bibliothèque. Ferronnerie de Albert-Gabriel Servat. 1889.



L'iconographie du meuble suit un programme précis. Les masques sculptés en bas à gauche représentent la vanité, l'intempérance, la gourmandise, la folie, l'hypocrisie et l'ignorance.


Les trois figures féminines installées au sommet du meuble, représentent la vérité, la connaissance et la contemplation.




La figure féminine située à droite à la base de la bibliothèque ne semble pas avoir une symbolique bien définie.



Le panneau facial est sculpté en bas relief. Une des deux figures féminines travaillent avec une presse à taille-douce et l'autre semble chercher une gravure dans un classeur. On remarquera le trait d'humour de Carabin qui a créé une serrure en forme de souris, l'ennemie jurée du bibliophile.


Une des caractéristiques fondamentale de l'art de Carabin est déjà à l'œuvre dans cette bibliothèque, l'absence de bronzes d'applique. Pour Carabin, c'est le bois qui doit être au cœur le l'exécution. Il écrit d'ailleurs : "le bois est la matière la plus admirable que la nature donna à l'homme. pour le culte de cette matière, il faut des prêtres". Il utilisera parfois le fer forgé comme pour la bibliothèque, mais toujours avec parcimonie.
A sa présentation publique, la bibliothèque fût rejetée par la Société des Indépendants comme ne pouvant être considérée comme une sculpture. C'est dans ce contexte que Geffroy intervient. Il voit dans la réalisation de Carabin, une nouvelle voie qui ne sépare plus sculpture et artisanat du meuble, rejetant ainsi la différenciation traditionnelle entre les arts.


Charles Maurin (1856-1914). Portrait de François-Rupert 
Carabin. Huile sur toile, 1892.


Il devient célèbre et réalise en 1893 un Fauteuil devenu fameux.




Tout le style de Carabin est là. Les deux femmes, sculpturales sont dans des positions de soumission, totalement courbée pour celle qui sert de piètement, et agenouillée pour la femme qui tient le dossier. Certains critiques modernes ont écrits que Carabin n'aimait pas la femme car il la présentait souvent dans cette attitude. Pour lui, la femme aurait été un symbole de vice et de mort, contrairement à d'autres artistes de la même période.
Il est vrai que dans beaucoup de ses œuvres la femme est accroupie ou agenouillée.

 Boîte décorée d'une figure. Céramique, 1893.




Coupe en bois, vers 1900.




Femme agenouillée sur un bûcher, vers 1900.




Mais à bien y regarder, on s'aperçoit que la femme chez Carabin est tout sauf une victime implorante, elle est puissante et dominatrice. Tel est le cas dans Le Péché ou La Luxure.

La Volupté ou La Luxure, 1902.




En fin de compte, Carabin fait de la femme une force primitive qui crée et soutient le monde. Personnellement, je trouve que les femmes de Carabin me font songer aux idoles de Gauguin.


Paul Gauguin. La Femme à la Perle. Vers 1880-90.




Le petit singe, dans La Volupté, c'est tout simplement l'homme qui n'est plus qu'un animal face à la puissance érotique de la femme (un classique dans l'Art Nouveau).
Très souvent, François-Rupert Carabin associe les chats et la femme. C'est le cas dans le Fauteuil, dans La Volupté, mais aussi dans d'autres œuvres comme dans ce petit bronze.



Le mot chatte a plusieurs signification érotique. Dans les années 1850, une chatte est une femme particulièrement entreprenante qui se love sur les genoux de son amant, comme une chatte. Pas sûr que ce soit cette acception qu'ait retenu Carabin. En effet, en argot classique (la langue verte comme on disait à l'époque), la chatte (ou le chat) est le sexe féminin. Tel ce (mauvais) quatrain de Joachim Duflot :

Elle aime tous les rats
Et voudrait la Lesbienne
Qu'a sa langue de chienne
Elles livrent leurs chats

On connaît deux ouvrages de ce Duflot : le Dictionnaire d'Amour, Etudes Physiologiques (1846) et Les Secrets des Couloirs des Théâtres de Paris (1865). Bref, de la haute littérature.
Si on ne connaît pas exactement l'origine de cette"chatte", l'animal est souvent utilisé comme un sous-entendu érotique. L'exemple le plus connu est l'Olympia (1863), d'Edouard Manet.

Edouard Manet. Olympia. Huile sur toile, 1863.


Olympia, détail de la partie droite du tableau.


La photographie avait une très grande importance dans le travail de Carabin. Dès le milieu du XIXème siècle, les peintres utilisaient des photographies pour exécuter leur tableau. En revanche, Carabin fut un des rares sculpteur à la faire, du fait de la difficulté de passer de deux à trois dimensions. Il nous a laissé plus de 600 clichés entre 1895 et 1910, pratiquement uniquement consacrés à la femme.





En 1893, il reçoit de la Ville de Paris, la commande dune Vitrine d'exposition. En noyer, métal, verre et céramique, elle est présentée à la Société Nationale des Beaux-Arts en 1895.

Vitrine d'exposition, vue de face et de côté.



Vitrine d'exposition, détails.




Vitrine d'exposition. Autoportrait de Carabin 
au dessus de la signature.


François-Rupert carabin était très apprécié à l'étranger. Il a, plusieurs fois, exposé à la Sécession Viennoise. Du reste, la comparaison de dessins érotiques de Gustav Klimt avec des études de Carabin montre une singulière convergence de sensibilité.

Deux dessins de Gustav Klimt



Deux études de François-Rupert Carabin.



En 1897, il exécute un meuble d'angle baptisé Coffret à Bibelots. Curieusement, sa forme rappelle celle des chaires à prêcher dans les églises baroques. Il est vrai qu'il y a des éléments de baroquisme dans l'art de Carabin.



En 1898, Louis Majorelle lui commande une Fontaine-lavabo pour sa chambre Nénuphar. Elle est bois étain, et céramique. Une femme puissante est posé sur le réservoir. La chambre a été en partie reconstituée au Musée d'Orsay.

Vue générale de la chambre Majorelle.


Vue générale de la Fontaine-lavabo.


Détail du réservoir en grès émaillé.


Comme beaucoup de ses contemporains, Carabin a été fasciné par la Danse Serpentine de la danseuse américaine Loie Fuller (voir l'article Tourbillons et drapés). Il lui a consacré plusieurs statuettes.



En 1902, Il sculpte un diptyque en bois, La Volupté ou La Luxure (dont j'ai déjà parlé) et La Souffrance.

La Volupté ou La Luxure et La Souffrance. 1902.


La Volupté ou La Luxure. 1902.


La Souffrance. 1902.


La Souffrance est une statue dans la continuité d'un grand nombre de production de l'époque ayant pour sujet, la déchéance de la beauté féminine comme par une sorte de vengeance du destin. C'est presque un lieu commun dans la littérature et les arts de cette époque. Rappelons nous la phrase terrible de Zola à la fin de son roman Nana (1880), lorsqu'elle meurt défigurée par la vérole : "Vénus se décomposait". 
On peut même dire que Carabin est beaucoup moins cruel que les artistes de la ligné de Rodin dans sa représentation de la déchéance.

Auguste Rodin (1840-1917). Celle qui fut la Belle 
HaulmièreBronze, 1885-1890.



On citer encore Jules Desbois (1851-1935), qui fut assistant de Rodin, un des plus grands sculpteurs de cette période, inexplicablement oublié, et qui propose La Misère dans les mêmes années 1890.

Jules Desbois. La Misère. Bois, 1884-1896.


Et enfin, la bouleversante Clotho (1893), la plus jeune des Parques, modelée par Camille Claudel (1864-1943), une magnifique jeune femme de 30 ans à peine.

Camille Claudel. Clotho. Plâtre, 1893.


L'intégration des figures féminines au mobilier, proposée par Carabin aboutit parfois à des créations très surprenantes et un peu discutables, comme ce piano de la Maison Hertz présent dans son catalogue de 1905.


Carabin modèle aussi des statuettes aux sujets plus légers, voire de l'ordre de la vie de famille.

Danse Bretonne. Bronze.


Hommage à Jane. Bronze.


Sa dernière grande œuvre est une sculpture sur bois exécutée en 1914 et appelée Légende Savernoise. Lors de la première exposition de l'œuvre, le livret du salon précisait : Surprise par l'Angelus au retour du Sabat, tant qu'une congénère plus heureuse ne la délivre, elle reste immobile, nue, les cheveux sur la figure, exposée au regard des passants. Le texte gravé sur le piédestal reprend point par point ce programme.


Malgré la taille relativement petite de la statue, elle atteint une monumentalité exceptionnelle. Personnellement, je la relierai davantage à la Sécession qu'à l'Ecole Française. On peut comparer avec le tableau du munichois Franz von Stück, Les Trois Déesses.

Franz von Stück (1863-1928). Les Trois Déesses
Huile sur toile.


Une des dernières œuvres de Carabin (sans doute vers 1925) est un petit autoportrait en bois, une sorte d'auto-caricature qui le montre penché, la pipe à la bouche. On dirait tout à fait Jacques Tati dans Mon Oncle !


François-Rupert Carabin a longtemps été directeur de l'Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il meurt dans cette ville en 1932.

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